Lincoln Cannon est un philosophe et programmeur (intégration web), passionné par la spiritualité, la science, la technologie et la religion. Il détient une licence en philosophie et une maitrise en commerce et administration (Brigham Young University) et a participé au programme FutureMed (technologies médicinales émergentes) à l’Université de la Singularité en 2011. Il a travaillé pour Symantec et est le co-fondateur et actuel directeur de la MTA (Mormon Transhumanist Association). Pour toutes ces raisons, je me devais de demander à Lincoln Cannon ce qu’il pense de la Psychedelic Renaissance. Pas de chance, il n’en avait pas entendu parler. La bonne nouvelle, c’est que maintenant, il ne peut plus dire qu’il ne sait pas ce que c’est. Voici des extraits de notre correspondance.
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Lundi 14 juillet 2014.
Alecz- En deux mots, peux tu nous dire comment tu définis le transhumanisme?
Lincoln Cannon- Je définis le ‘transhumanisme’ comme l’usage éthique de la technologie en vue d’augmenter les capacités de l’être humain.
A- En 2012, tu écris dans un papier: « Le mormonisme et le transhumanisme embrassent une vision remarquablement similaire de la nature humaine et du potentiel humain. »[1] Qu’est-ce que ça veut dire d’être à la fois mormon et transhumain (référence à l’entretien avec Erik Davis)?
LC- La théologie mormone embrasse une interprétation particulièrement immersive de l’Évangile de Jésus Christ. Ce n’est pas tant une religion à propos de Jésus mais une aspiration à vivre la religion de Jésus. Avec lui, on aurait confiance en, on changerait vers, et on accorderait complétement nos corps et nos esprits dans le rôle du Christ: consoler, guérir, et s’élever ensemble en tant que dieux et sauveurs – pas simplement comme des superlatifs désincarnés ou comme des euphémismes qui tiennent pour la mort, comme certains ont l’air de comprendre Dieu, mais plutôt comme des créateurs radicaux compassionnés, qui ont des corps glorieux, et qui progressent éternellement. Les écritures mormones et les prophéties nous encouragent, et même exigent lorsque provenant d’une parole divine, que nous mettions à profit tout ce dont nous disposons, technologies inclues, pour s’engager dans cette quête qui est de devenir des êtres évolués et qui réalisent toutes les œuvres illustrées et invitées par Jésus Christ. En d’autres mots, le transhumanisme est intrinsèque à la théologie mormone.
A- Comment la MTA pense l’articulation entre spiritualité et technologie?
LC- Je pense les technologies comme une science appliquée ou l’application de ce qui est relatif à la connaissance. Et je pense la spiritualité comme une forme d’art, de design ou d’esthétique, vigoureuse et individuelle. La religion, au contraire, serait la forme partagée de ces esthétiques appliquées et vigoureuses. En cela, la religion possède un potentiel de puissance supérieur à celui de la pratique individualisée de la spiritualité, même si biensûr la spiritualité est inhérente à la religion. La religion, comme je le comprends, c’est n’importe quelle pratique qui provoque dans un groupe des sentiments vigoureux (strenuous) communs. La religion, c’est aussi une technologie – la technologie sociale (social technology) la plus puissante – Comme toute les technologies, elle peut être utilisée pour faire le bien ou le mal, comme on l’a vu par le passé.
A- Mon impression, c’est que la mission de la MTA, quand vous parlez de transfigurism, c’est de (ré)enchanter le mouvement transhumain. Je ne suis pas sûr que ce soit une question que je pose là mais as-tu quelque chose à dire là-dessus?
LC- Le transfigurisme, c’est un transhumanisme religieux, à l’exemple de la syncrétisation du mormonisme et du transhumanisme. Le mot transfigurisme dénote une forme en changement et fait allusion aux récits sacrés de bien des traditions religieuses, par exemple les formes universelles de Krishna dans l’hindouisme, le visage radiant de Moïse dans le judaïsme, l’éveil du Buddha dans le bouddhisme, la transfiguration de Jésus Christ dans le christianisme et les textes des trois Néphites dans la théologie mormone. En tant que transhumanisme religieux, le transfigurisme embrasse un transhumanisme vigoureux dans l’intention de faire levier et de conduire l’élan religieux pour affirmer et habiliter la vie, tout en étant soucieux des risques antisociaux, destructifs, et nihilistes que présentent l’élan religieux. On peut très bien penser le transfigurisme comme un moyen d’enchanter ou de réenchanter le transhumanisme, à partir du moment ou l’on reconnait que cet enchantement n’a pas besoin d’être de type surnaturel ou évasif, et ce même s’il se manifeste souvent de cette façon.
A- A ton avis, de Emmanuel Swedenborg à William James, en passant par Joseph Smith et William Blake, existe-t-il un lien virtuel entre le transcendantalisme et le transhumanisme, comme le suggère M.Quinn? [2]
LC- Mes points de vues religieux sont assez universels (œcuméniques). Je m’inspire autant des idées de Joseph Campbell et de son concept de monomythe [selon lequel tous les mythes racontent essentiellement la même chose], que des idées de la philosophie éternelle d’Aldous Huxley. De la même manière que l’environnement physique commun sculpte l’évolution de nos corps, l’environnement spirituel commun sculpte l’évolution de nos esprits. Ma tendance pour l’universel reflète le fait que la théologie mormone est une religion universelle, qui enseigne que tout individu qui le désire peut accéder à la transfiguration ou à la résurrection. Et il est vrai que Joseph Smith, le créateur de la théologie mormone, était au fait des travaux de Swedenborg. Certains, comme D. Michael Quinn, historien du Mormonisme, voient les influences de Swedenborg dans les travaux de Joseph Smith, en particulier dans son articulation de la cosmologie. William James figure parmi mes philosophes favoris et le pragmatisme a profondément influencé mes positions en général, y compris mes positions envers la théologie mormone et le transhumanisme. De nombreux critiques littéraires, tels que Harold Bloom, considèrent Ralph Emerson, William Blake et Joseph Smith comme des exemples parfaits de ‘prophètes des temps modernes’.
A- Peux-tu nous dire comment un être fini, tel que l’être humain, peut-il expérimenter l’infini? As-tu une idée?
LC- Alors que certains mormons, reflétant une sorte de christianisme mainstream, entendent Dieu en termes d’entité superlative, il y a une forte et authentique tradition mormone qui comprend Dieu en termes d’éternel progrès. Comme l’a dit Joseph Smith, Dieu est un humain exalté. Nous devons apprendre comment devenir dieux nous-mêmes. Il n’y a pas de différence ultime entre l’humain et le divin mais plutôt une différence de degré. Notre opportunité est d’apprendre et de progresser, de manière créative et avec compassion, jusqu’à devenir comme Dieu, tel qu’illustré et encouragé par Jésus Christ.
A- Comment expliques-tu le succès de la figure de la mort dans la société contemporaine, à l’exemple des t-shirts tête de mort, des protections pour les smartphones tête de mort, des boucles d’oreille tête de mort, des histoires de vampires, de zombies, etc?
LC- Je pense que promouvoir l’idée que la vie est significative seulement à cause de la mort est une manifestation ironique de notre volonté de puissance. La plupart d’entre nous, quand on se retrouve impuissant face à la mort, s’ajustent pour embrasser une volonté de mort. En faisant ça, on retrouve une sentiment de puissance. Cette méconnaissance se manifeste régulièrement parmi quelques interprétations des religions majeures, qui parlent de la ‘vie éternelle’ comme d’un euphémisme pour la mort.
« Je pense que promouvoir l’idée que la vie est significative seulement à cause de la mort est une manifestation ironique de notre volonté d’accomplissement et de prise de conscience. »
A- En 1976, Baudrillard écrit: « Avec la Contre-Réforme et les jeux funèbres et obsessionnels du Baroque (XVIième siècle), mais surtout avec le protestantisme, le processus d’angoisse devant la mort s’accélère (…), C’est de [là] aussi que surgit (…) la sanctification par l’investissement (…) qu’on appelle communément ‘esprit du capitalisme’. Depuis, la mort est devenue (…) individuelle et tragique (…) « (1976:223). Penses-tu qu’il faut repenser la façon dont nous définissons la mort?
LC- Je pense qu’on devrait voir la mort comme un monstre, comme décrit dans le Texte des Mormons. Ultimement, la mort est quelque chose que nous devons combattre et vaincre. J’admets qu’il faut être raisonnable dans nos efforts et qu’il y certaines choses que l’ont ne peut changer, et ce malgré l’ampleur des efforts entrepris. Mais je crois que les connaissances et les ressources exigées pour combattre le processus de vieillissement et la mort ont atteint le seuil de masse critique qui nous permet maintenant de faire plus que de juste l’accepter. Déjà, le critère selon lequel nous identifions la mort a énormément changé tout au long des avancées médicales. Elles nous permettent de garder des personnes en vie et de rétablir leur état de santé, même les situations les plus compromises. Je suspecte que la trajectoire de la voie du changement est telle qu’éventuellement nous allons de plus en plus identifier les individus comme des modèles (patterns) d’information (ou des esprits (spirits) si tu veux) et que nous allons devenir capables de restaurer et de préserver la vie, en se basant sur ces patterns d’information.
A- As-tu déjà entendu parler de la Psychedelic Renaissance, ou résurgence des études sur les psychédéliques?
LC- Je ne suis pas familier du phénomène de Psychedelic Renaissance, je n’en ai pas entendu parler avant aujourd’hui. Ceci dit, je dirais que je suis pour refaire le monde, les relations, les corps, et même nos consciences par exemple en augmentant nos capacités à apprendre, créer, aimer. Les psychédéliques, comme toutes les technologies, peuvent être utilisés pour aider ou mettre à mal ces intentions. Notre tâche doit être de trouver un moyen de mitiger les risques tout en poursuivant les recherches et leurs potentiels.
A- Quelle importance accordes-tu aux psychédéliques? Penses-tu les psychédéliques comme des outils psychotechnologiques?
LC- J’accorde beaucoup d’importance aux esthétiques du sublime, ou aux états de conscience et de corps associés avec le merveilleux, la compassion et la créativité. J’accorde beaucoup d’importance à la promotion et l’expérience de tels états, de façon durable et accessible, de façon à ne pas faire de mal à nos corps, nos esprits ou nos relations. Les pratiques religieuses traditionnelles telles que la prière, la méditation, la contemplation, la charité, etc, peuvent aussi aider. Je ne suis pas un expert en psychédéliques, je suis confiant en leurs potentiels, mais mon impression est qu’ils présentent aussi certains risques pour la santé et la sociabilité. Je suis curieux de savoir comment les psychédéliques peuvent être utilisés de façon à mitiger les risques qu’ils semblent impliquer.
A- Penses-tu qu’il y ait un manque de connexion entre transhumanisme et psychédéliques et si oui, comment l’expliques-tu?
LC- J’admets que le transhumanisme ne met généralement pas l’emphase sur les psychédéliques mais je ne pense pas qu’il y ait un manque d’attention. Au cours des dernières années, j’ai lu de nombreux articles sur le transhumanisme (et de transhumanistes) qui abordent le sujet des psychédéliques. La neuroscience n’est pas encore mature comparé aux biotechnologies et à l’informatique, je suspecte que nous allons voir une plus grande attention portée aux psychédéliques quand ce sera le cas. et que nous seront capables de cartographier nos expériences mentales avec grande précision. Alors pour répondre à ta question, peut-être que les recherches sur les psychédéliques (électro encéphalographie, stimulation transcraniale, etc) sont encore trop imprécises pour créer un réel enthousiasme parmi les transhumanistes.
A- Si un de tes proches fait l’expérience de vives angoisses face à la mort, lui conseillerais-tu d’entrer en contact avec une des cliniques (MAPS, Heffter Research Institute, CSP, etc) qui soignent leurs patients avec du MDMA, de l’ayahuasca, du LSD, de la psilocybin?
LC- Quand mes proches font face à l’anxiété de la mort, généralement je leur donne des raisons d’espérer que la science et la technologie vont, éventuellement, parvenir à nous libérer et à transcender les notions de souffrance et de mort. Je n’ai jamais vraiment considéré ou recommandé l’usage de psychédéliques dans le but de faire face à l’anxiété de la mort. Je suppose que je suis plutôt intéressé par promouvoir une vision qui nous provoque à nous engager dans un vrai travail pour surmonter la mort. Peut-être que les psychédéliques peuvent jouer un rôle dans tout ça, mais j’imagine qu’ils peuvent aussi nous distraire.
A- Il semblerait qu’il y ait eu un tournant paradigmatique récemment dans la façon de faire la science (les fonds nécessaires à toute recherche proviennent de donateurs privés et de grosses compagnies plutôt que du gouvernement). Que penses-tu de l’articulation contemporaine science corporative/sauvage et science participative?
LC- J’ai vu ça venir en effet, bien que j’ai aussi vu les gouvernements faire des investissements substantiels, par exemple considérant les projets de recherche sur le cerveau présentement financés aux États-Unis et en Europe. Mes sentiments sont mitigés quant à l’affiliation gouvernement et investisseurs privés dans le cadre de subventions de projets de recherches scientifiques. Aussi, alors que le gouvernement s’accommode de longues périodes de recherche, les investisseurs privés semblent doués d’une plus grande efficacité. Les deux sont utiles.
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[1] http://www.tryangle.fr/y-aura-t-il-des-mormons-dans-le-futur
[2] D.M.Quinn suggere dans son livre ‘Early Mormonism and the Magic World View’ (1987) que ‘Heaven and Hell’ de E.Swedenborg a profondément influencé Joseph Smith Jr. dans la création du texte Mormon. Source: wikipedia